Qui financera le déficit américain?

le 5 décembre 2023 | Par: David Stonehouse

Qui financera le déficit américain?

Avec la hausse des taux obligataires, les investisseurs pourraient être tentés d’augmenter leurs achats de titres du Trésor américain, et le moment ne pourrait être mieux choisi.

Pendant la majeure partie des deux dernières années, les investisseurs se sont fiés à la Réserve fédérale américaine (Fed). Après mars 2022, lorsqu’elle a commencé à relever les taux d’intérêt pour la première fois en quatre ans, les questions suivantes se sont posées : « Jusqu’où les taux monteraient-ils? » et « Quand la Fed s’arrêterait-elle? » À l’approche de la nouvelle année, le cycle de hausses de taux semblant interrompu, la question est désormais de savoir quand la Fed commencera à réduire ses taux. Ces questions sont sans aucun doute pertinentes. La banque centrale de la plus grande puissance économique du monde peut avoir une incidence considérable sur les marchés des actions et des titres à revenu fixe mondiaux, car elle est à l’origine de la politique monétaire mondiale visant à contenir l’inflation. Pourtant, aussi importante que soit la Fed, les investisseurs pourraient potentiellement bien faire en accordant davantage d’attention à une autre institution publique en vue pour 2024 : le département du Trésor américain.

Certes, le département du Trésor américain ne fait pas les manchettes comme la Fed, mais il joue un rôle essentiel dans le système financier américain et dans la dynamique des taux d’intérêt. Essentiellement, il s’agit du pôle financier du gouvernement américain, et l’une de ses tâches consiste à gérer les instruments de créance fédéraux américains. Lorsque Washington souhaite dépenser plus d’argent qu’il n’en perçoit (majoritairement au titre de l’impôt), le Trésor émet des titres de créance sous forme de titres négociables, comme des obligations et des bons du Trésor. Ces obligations incluent les intérêts établis par le Trésor en tant que coupon, mais leur taux obligataire est déterminé par l’offre et la demande. Si la demande est élevée et que l’offre est faible, le taux diminue; et vice-versa. Et c’est là, dans le monde de l’offre et de la demande des titres du Trésor, qu’une dynamique très intéressante, voire déconcertante, entre en jeu.

Le Trésor américain a été très occupé dernièrement, parce que le gouvernement fédéral a dépensé de l’argent et a accusé des déficits. D’importants déficits. Les emprunts du gouvernement ont bondi pendant la pandémie de COVID-19 et n’ont cessé de croître depuis. En fait, au cours des 10 dernières années, la dette fédérale des États-Unis a presque doublé, atteignant 33 400 milliards de dollars américains à la mi-novembre, contre 17 200 milliards de dollars américains en 2013.

Par ailleurs, en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) américain, le déficit fédéral va passer de 5,4 % au cours de l’exercice 2022 à 6,3 % au cours de l’exercice 2023, ce qui représente la première augmentation du ratio déficit/PIB depuis 2020, l’année de la pandémie. Et cette augmentation pourrait se poursuivre. Selon les prévisions peut-être prudentes du Congressional Budget Office (CBO) datant de juin 2023, le déficit fédéral augmentera régulièrement au cours des prochaines décennies pour atteindre 8 % du PIB d’ici 2053. Les déficits de 2024 et de 2025 devraient se situer autour de 2 000 milliards de dollars américains chaque année.

Est-ce important? Les partisans de la théorie monétaire moderne prétendent que ça ne compte pas, que les gouvernements peuvent toujours imprimer plus de billets. Mais il est difficile d’ignorer les coûts probables de ce laisser-aller budgétaire persistant. Il est vrai qu’un défaut de paiement du gouvernement américain semble peu probable, malgré les débats réguliers au Congrès sur le plafond de la dette. Pourtant, comme les déficits sont toujours plus élevés, le Trésor doit émettre de plus en plus d’obligations. L’offre accrue accentue la pression sur les taux obligataires, ce qui, conjugué à l’envolée des déficits, signifie probablement que le gouvernement paiera de plus en plus d’intérêts. Selon le CBO, les paiements d’intérêts représentaient environ 10 % de l’ensemble des dépenses fédérales en 2023. Il est prévu que ces paiements atteindront près de 15 % d’ici 2033 et 23 % d’ici 2053. Pour effectuer ces paiements, le gouvernement pourrait être amené à émettre encore plus d’obligations, ce qui accentuerait davantage la pression sur les taux obligataires.

Bien entendu, le gouvernement américain pourrait agir pour remédier à la crise du déficit en réduisant les dépenses ou en augmentant les impôts. Pourtant, les gouvernements successifs et les Congrès, démocrates et républicains, se sont montrés peu favorables à l’adoption de l’une ou de l’autre de ces approches. Et si, comme certains observateurs persistent à le croire, l’économie américaine entre en récession en 2024, nous sommes d’avis que les pressions politiques exercées pour augmenter les dépenses et maintenir les impôts à un faible niveau seront probablement fortes, surtout en cette année d’élections.

Par conséquent, nous croyons qu’une réserve accrue d’obligations fédérales pourrait contribuer à une augmentation des taux qui serait supérieure à celle qui découlerait uniquement des facteurs fondamentaux sous-jacents de l’économie. La situation serait accentuée par le fait que les gouvernements dans d’autres parties du monde sont également aux prises avec des déficits, contribuant davantage à l’offre d’obligations souveraines.

Une dynamique entre toutefois en jeu du côté de la demande, à savoir que certains acheteurs traditionnels de titres de créance américains repensent leur engagement à l’égard des titres du Trésor.

Au cours des dernières années, les acheteurs étrangers ont réduit leurs placements en obligations d’État américaines. Les placements étrangers en tant que part de la dette publique américaine ont généralement diminué au cours de la dernière décennie (voir le graphique). Aussi, parmi les vendeurs nets se trouvent le Japon et la Chine, les deux principaux détenteurs étrangers de titres du Trésor. Le Japon commence à normaliser les taux d’intérêt, mais de façon très progressive, et ses taux d’intérêt encore bas l’ont obligé à protéger le yen, ce qui a entraîné la vente de titres du Trésor américain de façon périodique. Entre septembre 2022 et septembre 2023, le Japon a réduit de 2,5 % ses placements en titres de créance américains. La réduction la plus importante a été celle de la Chine. Ce pays a en effet réduit de 123 milliards de dollars américains ses placements en titres du Trésor américain au cours de la même période, ce qui représente une réduction de près de 14 %. Plusieurs facteurs entrent en jeu, notamment les tensions géopolitiques et la volonté d’établir le renminbi comme monnaie de réserve pour rivaliser avec le dollar américain et l’euro.

Par ailleurs, d’autres acheteurs importants de titres du Trésor pourraient ne pas être aussi actifs à l’avenir. Les banques américaines doivent détenir un certain nombre de titres d’État pour satisfaire à leurs exigences en matière de réserves. Cependant, elles ont récemment réduit leurs placements et n’auront probablement qu’à les augmenter graduellement au cours des prochaines années pour répondre à leurs exigences réglementaires en matière de capital. De plus, le « champion » des acheteurs d’obligations de 2008 jusqu’à la fin de la pandémie, soit la Réserve fédérale, a bien sûr opté pour un resserrement quantitatif. De juin 2022 à la mi-novembre de cette année, la Fed a réduit de plus de 1 000 milliards de dollars américains ses placements en titres du Trésor, ce qui a non seulement éliminé la demande à la source, mais également ajouté à l’offre et ainsi contribué à l’augmentation des taux.

Une question importante se pose : si la Chine, le Japon et la Fed sont des vendeurs nets de titres du Trésor, qui va acheter ces titres? Les institutions financières comme les compagnies d’assurance, qui couvrent leurs obligations en détenant des titres de créance à long terme et qui peuvent tirer parti de taux obligataires plus élevés, constituent l’une des réponses possibles. Il existe aussi un autre bassin d’acheteurs, qui est considérable : les investisseurs, y compris les caisses de retraite, les institutions et les particuliers.

On pourrait penser que tous les investisseurs réunis ne parviendraient jamais à rivaliser avec le pouvoir d’achat des gouvernements étrangers et de la Fed, mais en fait, les investisseurs ont toujours été les prêteurs de choix les plus importants du gouvernement américain. Fait intéressant, les investisseurs particuliers, institutionnels et de caisses de retraite ont surpondéré les actions et fortement sous-pondéré les obligations au cours des dernières années, ce qui n’est guère surprenant compte tenu du piètre rendement des titres à revenu fixe au cours des trois dernières années. Toutefois, pour se détourner des obligations, il faudrait peut-être désormais ignorer le fait que, pour la première fois en près de 20 ans, les taux – même ceux des titres « sans risque » du Trésor – sont revenus aux normes historiques, ce qui représente des niveaux beaucoup plus attrayants. Certains signes démontrent que les investisseurs en ont déjà conscience. Par exemple, selon un sondage réalisé en novembre par la Bank of America, les gestionnaires de fonds sont plus optimistes à l’égard des obligations qu’ils ne l’ont été depuis 2009.

Répartition de l’actif des ménages américains household-asset-allocation-fr.svg

Source : Ned Davis Research, juin 2023. Le graphique présente les données trimestrielles du 31 décembre 1951 au 30 juin 2023.

Évidemment, d’autres pays dans le monde sont confrontés à des problèmes semblables, car les dépenses gouvernementales augmentent dans les pays développés, mais pas autant qu’aux États-Unis, où les perspectives relatives à la dette, aux déficits et au marché obligataire semblent être les plus sombres. Avec un trop grand nombre d’obligations pour trop peu d’acheteurs, l’issue est rarement favorable. Toutefois, un autre scénario, moins sombre, est possible : dans le cas où le Japon, la Chine et la Fed renonceraient aux obligations du Trésor, les investisseurs pourraient en effet prendre le relais. En somme, la dynamique de l’offre et de la demande, qui constitue un enjeu important pour le bilan du gouvernement américain et fait grimper les taux d’intérêt, pourrait être avantageuse pour les investisseurs, du moins pour ceux qui sont prêts à mettre de côté les antécédents récents et à se tourner vers les obligations.

En fin de compte, les marchés comme ceux des titres du Trésor américain enregistrent un prix de compensation (taux obligataire). Même si les variables économiques auront une influence non négligeable sur ce niveau, il est également certain qu’une fois que les taux obligataires atteindront un niveau suffisamment incitatif, ils attireront assez d’investisseurs pour équilibrer l’offre. Il sera donc essentiel pour les marchés des capitaux de connaître ces niveaux en 2024.

David Stonehouse
David Stonehouse, MBA, CFA®
VPP et chef des investissements nord-américains et spécialisés
Placements AGF Inc.
VPP et chef des investissements nord-américains et spécialisés

David Stonehouse supervise les équipes des investissements nord-américains et spécialisés d’AGF, tout en continuant de veiller à la gestion directe de portefeuilles dans le cadre de ses mandats actuels.

En s’appuyant sur près de 30 ans d’expérience dans la gestion de mandats équilibrés et de titres à revenu fixe, il a recours à un processus d’investissement rigoureux conjuguant une méthode d’analyse descendante quant à la duration et à la répartition de l’actif, à une approche ascendante pour la sélection de titres. David Stonehouse est membre du Bureau du chef des investissements, une structure mise en place au sein de l’équipe de gestion des investissements d’AGF, qui vise à encourager et à renforcer la collaboration et la responsabilisation active entre les membres de l’équipe et dans l’ensemble de la Société.

Il est titulaire d’un baccalauréat en sciences appliquées de l’Université Queen’s et d’un MBA en finance et comptabilité de l’Université McMaster, en plus d’être analyste financier agréé (CFA®).


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