Une décision qui gonfle les attentes

Par: David Stonehouse, Andy Kochar, Regina Chi, Mark Stacey, Steve Bonnyman • le 11 novembre 2020 • PUBLICATION SPÉCIALE

La Réserve fédérale américaine dit vouloir laisser l’inflation grimper. Mais la banque centrale aura-t-elle la chance de le faire? Les membres de l’équipe de gestion des placements d’AGF se sont récemment réunis (virtuellement) pour discuter du nouveau mandat stratégique de la Fed et des raisons pour lesquelles il est essentiel de différencier les tendances déflationnistes à long terme des attentes d’inflation à court terme pour les investisseurs et leurs portefeuilles.

Les questions et les réponses qui suivent ont été modifiées à des fins de clarté et de concision.

 

Commençons par la récente décision de la Réserve fédérale américaine de laisser l’inflation dépasser sa cible de 2 % dans certaines circonstances. Quel est son effet sur la politique monétaire?

David Stonehouse (DS) : Le principal changement réside dans sa décision d’utiliser une politique connue sous le nom de ciblage de l’inflation moyenne. Si l’inflation est inférieure à la cible de 2 % de la Fed, comme cela a été le cas ces dernières années, la banque centrale est maintenant disposée à laisser l’inflation grimper dans l’espoir qu’elle dépassera la cible de 2 %, de sorte que, en moyenne et sur une période prolongée, le taux d’inflation se situera finalement à 2 %. La même idée s’appliquerait également, mais dans le sens contraire, si l’inflation dépassait la cible. Jusqu’à présent, la Fed n’a cependant pas donné de détails précis, et on ne sait toujours pas exactement quelles mesures la banque centrale entend prendre – ni quand elle le fera – pour atteindre une inflation moyenne à long terme de 2 %.

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Et pourquoi la Fed a-t-elle effectué ce changement?

Andy Kochar (AK) : Il semble que la Fed reconnaisse avoir commis dans le passé des erreurs qu’elle attribue directement à son approche visant à empêcher l’inflation de dépasser 2 %, en fonction d'une mesure sur 12 mois. Cette approche peut être très volatile et mener à une surestimation du niveau réel de l’inflation au sein de l’économie. À plusieurs reprises, sans doute, la Fed a resserré prématurément sa politique monétaire en haussant les taux d’intérêt. Le ciblage de l’inflation moyenne devrait aider à éviter que cela se reproduise. Du moins, il donnera à la Fed plus de souplesse pour déterminer la marche à suivre une fois que l’inflation commencera à augmenter de façon plus importante.

DS : La Fed a aussi indiqué clairement qu’elle n'accordait plus autant d'importance à la courbe de Phillips, qui illustre la relation entre le taux d’emploi et l’inflation. Cela s’explique en grande partie par le fait que les faibles taux de chômage n’ont pas entraîné une hausse notable de l’inflation au cours des deux dernières décennies. En soi, la Fed semble plus résolue à atteindre le plein emploi et à se concentrer sur de meilleurs résultats pour la société que sur les conséquences potentielles de l’inflation, du moins jusqu’à ce qu’une hausse des prix commence vraiment à se manifester.

 

Quelle est la probabilité que l’inflation augmente à partir de maintenant?

AK : Il est difficile d’observer une inflation importante à long terme, étant donnés les obstacles structurels qui empêchent actuellement les prix de monter. Mais il importe de distinguer la tendance de l’inflation à long terme des attentes d’inflation à court terme. Ce sont deux choses tout à fait différentes et il est probable que les attentes d’inflation augmenteront si la reprise économique suivant la récession provoquée par la pandémie ne dérape pas et que la nouvelle approche de la Fed à l’égard de l’inflation est mise en œuvre. De plus, cette hausse des attentes d’inflation aura d’importantes implications pour les investisseurs, même si elle ne reflète pas adéquatement la réalité économique à long terme à laquelle ils sont confrontés.

DS : De toute évidence, la Fed s’efforce de générer plus d’inflation qu’elle n’a pu le faire depuis la grande crise financière. En fait, au cours des 12 dernières années, le taux d’inflation de base a dépassé la cible de 2 % durant deux périodes de six mois seulement. Toutefois, même si le marché reconnaît le désir de la Fed de stimuler l’inflation et d’adopter une politique encore plus souple que dans le passé, il doute qu’elle atteigne cet objectif, du fait même que la politique monétaire a été incroyablement expansionniste depuis la grande crise financière. Et cela vaut également pour d’autres banques centrales dans le monde. L’inflation est inexistante en grande partie à cause des obstacles structurels évoqués plus tôt, notamment le ralentissement de la croissance démographique et les niveaux d’endettement record, qui continuent de freiner l’inflation et ont entraîné une désinflation ainsi qu’une baisse des taux obligataires au cours des deux dernières décennies. Ainsi, même si les attentes d’inflation se sont redressées dernièrement et qu’elles pourraient facilement augmenter à court terme si la reprise se poursuit, il reste que la Fed devra déployer des efforts surhumains pour accentuer l’inflation de façon plus soutenue.

Regina Chi (RC) : À cet égard, les attentes d’inflation sont alimentées par les mesures de relance budgétaire énormes adoptées cette année. Il est rare qu’une politique monétaire aussi fortement expansionniste coïncide avec des dépenses publiques de cette envergure. Par ailleurs, les perturbations de la chaîne d’approvisionnement mondiale font grimper le coût des biens vendus, tout comme les initiatives populistes en faveur de la production locale dans des pays comme l’Inde et la Chine. Toutefois, comme nous l’avons déjà mentionné, les problèmes structurels donnent à penser que l’inflation restera faible à long terme. En plus des facteurs démographiques et des niveaux d’endettement, l’essor de l’économie du partage est un autre facteur désinflationniste à souligner, car celle-ci permet aux entreprises de prendre de l’expansion très rapidement sans engager de coûts marginaux.

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Mark Stacey (MS) : La déflation semble plus probable que l’inflation à long terme, mais ce sont précisément ces problèmes déflationnistes que la Fed tente de régler en se préoccupant moins d’un dépassement de sa cible d’inflation de 2 %. Même si cela n’entraîne pas une hausse soutenue des prix à la consommation, le fait de savoir que la Fed s’abstiendra d’augmenter les taux un peu plus longtemps qu’elle l’aurait fait dans le passé pourrait faire grimper davantage les prix – voire créer des bulles – parmi les actifs risqués, notamment les actions et les actifs durables, y compris l’immobilier, qui ont déjà beaucoup profité des mesures d’assouplissement monétaire des banques centrales au cours de la dernière décennie. Cela pourrait donc accélérer les choses.

DS : C’est un point important, car ce que nous avons observé durant la dernière décennie est un effet de richesse. Les politiques inhabituelles de la Fed ont provoqué de l’inflation dans les actifs des marchés financiers, mais cela n’a pas entraîné une augmentation de la consommation en général ou une inflation plus élevée dans l’ensemble de l’économie, comme on s’y attendait largement. Il reste à voir si le ciblage de l’inflation moyenne peut aider à changer cela, mais c’est en partie la raison pour laquelle la Fed a modifié son approche.

 

On a mentionné plus tôt les mesures de relance budgétaire à titre de catalyseur des attentes d’inflation à court terme. Quelles répercussions l’essor de la théorie monétaire moderne – c’est-à-dire l’idée que les gouvernements, grâce à leur monnaie, ont la capacité de dépenser plus librement que par le passé – pourrait-elle avoir sur l’inflation à long terme?

AK : Les répercussions pourraient être profondes et contrebalancer certains des problèmes structurels qui, comme nous en avons déjà parlé, sont déflationnistes. Il est facile de prévoir une hausse des attentes d’inflation si l’économie rebondit au cours des prochains mois et que la croissance s’accélère. Si l’on se fie à l’expérience passée, c’est habituellement ce qui se produit au début d’un nouveau cycle économique. Mais il est rare que des mesures de relance budgétaire et monétaire d’une telle ampleur soutiennent l’économie en même temps et, si cette dynamique persistait, elle pourrait entraîner une hausse beaucoup plus soutenue de l’inflation, contrairement à ce qu’un grand nombre d’entre nous jugent probable actuellement.

RC : La question est de savoir si la théorie monétaire moderne survivra à la présente récession et dans quelle mesure elle se généralisera. Il ne fait aucun doute que les mesures de relance budgétaire ont joué un rôle crucial dans la lutte contre les répercussions économiques de la pandémie, en partie parce que la politique monétaire a été très expansionniste au cours de la dernière décennie et a laissé les banques centrales à court de moyens pour stimuler davantage l’économie. Mais, au sortir de cette récession, l’idée que les gouvernements peuvent dépenser aussi librement continuera-t-elle de jouer un rôle clé? Dans les marchés émergents, du moins, l’influence de la théorie monétaire moderne n’a pas été aussi évidente jusqu’à présent. En fait, des pays comme le Brésil sont forcés par le marché de maintenir leur rigueur budgétaire sous peine de subir les conséquences d’une dépréciation de la monnaie.

DS : Il est également probable que cela dépende de la façon dont la théorie monétaire moderne continuera de se manifester si, en fait, elle persiste. Traditionnellement, le mécanisme pour stimuler l’économie consiste à remettre de l’argent aux banques afin qu’elles le prêtent aux consommateurs et que ceux-ci utilisent leur crédit accru pour acheter les biens et les services qu’ils désirent. Le résultat évident devrait être une croissance plus forte et une hausse de l’inflation, mais ce n’est plus le cas, car les niveaux d’endettement augmentent sans cesse et les gens éprouvent de la difficulté à assurer le service d’emprunts additionnels. Toutefois, si l’argent est mis à contribution plus directement, comme certains partisans de la théorie monétaire moderne le suggèrent, au moyen de programmes comme un revenu de base universel, par exemple, ou d’un allègement des dettes qui libérerait les gens de leurs prêts étudiants, une tendance inflationniste plus ferme pourrait s’établir et engendrer un contexte économique nettement différent de celui qui est prévu actuellement dans l'ensemble.

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Revenons maintenant à la situation actuelle. Si les attentes d’inflation commencent à augmenter beaucoup plus au cours des prochaines semaines, quelle incidence cela aura-t-il sur vos décisions en tant que gestionnaires de fonds?

Steve Bonnyman (SB) : Compte tenu de mon orientation, je vais examiner de près mes placements dans le secteur des matériaux et chercher à ajouter certains des segments malmenés du marché, comme les sociétés de produits chimiques qui ont un lien avec la demande des consommateurs dans le secteur de l’automobile et d’autres secteurs semblables. Un rebond cyclique stimulerait probablement un peu le secteur de l’énergie, mais la décision éventuelle de réduire les placements dans des actifs à duration plus courte, comme les services publics, sera également au centre des préoccupations.

RC : Au sein des marchés émergents, l’inflation varie considérablement d’une région et d’un pays à l’autre. Si elle est évidente en Europe orientale, en Inde ou en Afrique du Sud, par exemple, elle peut être relativement faible sur les marchés émergents d’Asie. Par conséquent, une approche nuancée est ce qui fonctionne habituellement le mieux. Toutefois, si l’économie se redresse, que les matériaux se comportent bien et que les prix des produits de base augmentent, des pays comme l’Afrique du Sud et le Brésil pourraient en profiter le plus.

MS : En règle générale, chaque aspect de ce que nous faisons en tant qu’investisseurs serait touché, de la répartition de l’actif au positionnement sectoriel ou factoriel au sein de chaque catégorie d’actif. Plus précisément, toutefois, il est habituellement judicieux de trouver des sociétés ayant un pouvoir de fixation des prix suffisant pour compenser une hausse de l’inflation et continuer de générer des bénéfices intéressants. De plus, si la Fed laisse l’inflation grimper et continue de limiter les hausses de taux d’intérêt, les actions procurant des dividendes pourraient aussi s'avérer attrayantes.

AK : Le secteur des matériaux serait également une source importante d’occasions de placement du point de vue du crédit, tout comme celui de la consommation discrétionnaire. Ces deux secteurs sont sensibles à l’évolution de l’économie et devraient profiter d’un redressement cyclique et d’une hausse des attentes d’inflation.

DS : Pour ce qui est des obligations d’État, leurs taux augmenteraient dans un contexte plus inflationniste, mais l’accent mis sur les échéances plus courtes peut aider à limiter les dommages. Dans ce contexte, les obligations indexées sur l’inflation seraient aussi intéressantes, relativement parlant, et se sont déjà redressées dans une certaine mesure par anticipation. Enfin, il ne serait pas surprenant que les obligations convertibles surpassent le reste de l’univers des titres à revenu fixe.

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Compte tenu de ces possibilités, qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans la perspective d’une hausse de l’inflation?

SB : Ce qui compte, ce n’est pas tant le niveau de l’inflation que le point de départ et la direction dans laquelle elle évolue. Un taux d’inflation faible, comme c’est le cas aujourd’hui, qui commence à augmenter, a des conséquences différentes pour les actifs réels, par exemple, par rapport à un taux d’inflation élevé qui est également en hausse ou à un taux d’inflation élevé qui commence à diminuer. Parallèlement, la source de l’inflation est tout aussi importante. S’agit-il d’une inflation fondée sur l’offre, qui est soumise à des contraintes? Ou d’une inflation due à la demande? En effet, si l’inflation est alimentée par la hausse des salaires, ses répercussions seront très différentes dans l’ensemble des secteurs et des économies. Une inflation massive issue des salaires nuira beaucoup plus à une économie fortement axée sur les services, par exemple, qu’à une économie moins orientée vers les services.

RC : Il est intéressant de noter que l’inflation n’a pas augmenté aussi fortement sur les marchés émergents, compte tenu de la dépréciation des monnaies et des baisses de taux d’intérêt, que dans différents pays en développement comme le Brésil. Mais l’un des aspects qui me préoccupent, c’est le caractère persistant de l’inflation et la façon dont les décideurs y réagissent. Oui, la Fed a déclaré qu’elle laisserait l’inflation atteindre un taux plus élevé que dans le passé et s’est engagée à maintenir les taux bas au cours des prochaines années, mais il reste à voir si cela se confirmera. Et même un léger changement dans le discours de la banque centrale laissant entendre qu’elle deviendrait moins souple pourrait être suffisant pour miner les actions des marchés émergents, sans parler des autres actifs risqués.

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AK : La capacité de la Fed à donner suite à sa nouvelle position est l’une des principales questions qui se posent aux investisseurs. Sans doute, le seuil à atteindre pour que la Fed effectue un resserrement vient juste d’augmenter avec la mise en œuvre du ciblage de l’inflation moyenne, mais au-delà du fait que les taux d’intérêt resteront près de zéro au moins jusqu’en 2023, il est un peu difficile de prévoir quelles autres mesures la banque centrale pourrait prendre, notamment en ce qui concerne le contrôle des taux ainsi que ses achats et ventes d’obligations dans l’avenir. Des surprises sont donc possibles, même si la Fed fait preuve d’une plus grande transparence dans ses intentions que par le passé.

DS : La Fed se laisse une marge de manœuvre, mais il n’est pas très intéressant de voir un changement de politique prématuré mettre fin abruptement à une hausse de l’inflation et à une reprise économique. C’est pourquoi la Fed aura tant de mal à convaincre le marché qu’elle n’a pas l’intention de faire quoi que ce soit pendant des années.

 

 

David Stonehouse

Vice-président principal et chef des investissements nord-américains et spécialisés
Placements AGF Inc.

Andy Kochars

Vice-président, gestionnaire de portefeuille et chef du crédit
Placements AGF Inc.

Regina Chi

Vice-présidente et gestionnaire de portefeuille
Placements AGF Inc.

Mark Stacey

Vice-président principal, cochef des investissements, Investissement quantitatif AGFiQ, chef de la gestion des portefeuilles
Placements AGF Inc.

Steve Bonnyman

Cochef, Recherche sur les actions nord-américaines, et gestionnaire de portefeuille
Placements AGF Inc.

Les commentaires que renferme le présent article sont fournis à titre de renseignements d’ordre général et sont fondés sur de l’information disponible au 1er novembre 2020. Ils ne devraient pas être considérés comme des conseils personnels en matière de placement, une offre ou une sollicitation d’achat ou de vente de valeurs mobilières. Nous avons pris les mesures nécessaires pour nous assurer de l’exactitude de ces commentaires au moment de leur publication, mais cette exactitude n’est pas garantie. Nous invitons les investisseurs à consulter un professionnel des placements.

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